Le 22 Avril 2012 à Liège Ihsane Jarfi est assassiné et ce n’est que le 1er Mai que l’on retrouvera son corps. Quelques jours avant la découverte 3 des 4 meurtriers sont arrêtés. Le 4ème meurtrier est arrêté trois jours après la découverte du corps, veille de l’enterrement. Les quatre auteurs sont inculpés pour meurtre, avec circonstance aggravante d’homophobie. Trois d’entre eux ont des antécédents judiciaires de violences. Seul le plus jeune n’a pas de casier…

Le Procès aux assises des quatre prévenus, inculpés non seulement pour assassinat homophobe, mais devant aussi répondre d’autres chefs d’accusation, dont torture et traitements inhumains et dégradants ainsi que de faits d’humiliation ou d’avilissement graves et de séquestration. Verdict : trois d’entre eux sont condamnés à la réclusion à perpétuité́ pour assassinat homophobe. Le dernier à 30 ans pour meurtre homophobe. La circonstance aggravante d’homophobie est retenue pour tous les auteurs.

Le 15 Février prochain sort le film Animals réalisé par Nabil Ben Yadir avec Soufiane Chilah, Gianni Guettaf.  Découvrez aujourd’hui un entretien avec Nabil Ben Yadir, réalisateur et Hassan Jarfi, père d’Ihsane,

Comment est venue l’idée de raconter ce meurtre homophobe qui a marqué la Belgique en 2012 ?

Nabil Ben Yadir : Je suis tombé en 2012 sur un article de journal qui racontait la découverte du corps d’Ihsane et j’ai commencé à m’intéresser à cette histoire. Je me suis senti en connexion directe dès ce moment-là avec ce drame. En lisant l’article qui évoque un crime homophobe, je me pose plein de questions sur l’identité. De façon purement intellectuelle et partant du principe que nous sommes tous pluriels, je me pose la question du racisme, de l’homophobie, de la façon dont on choisit de dénommer ce crime. Très vite, j’ai creusé le sujet, et, lors du procès en 2014, j’ai rencontré Hassan Jafri. Au fur et à mesure du procès, j’ai eu envie de raconter cette histoire. Quand vous avez la famille en face de vous et que vous évoquez la volonté de faire en film, il faut être en mesure de la faire. Il faut que cela soit concret. Il s’agit d’engager des années de sa vie dans un projet comme celui-là. Pour moi, c’était important. Je sortais du film La Marche et je savais que j’allais plonger dans le noir, le sombre mais ça a pris du temps. Je savais que cela allait être compliqué, on m’a beaucoup conseillé de faire un documentaire. Mais je suis un réalisateur de fiction et pour moi c’est le cinéma qui devait raconter cette histoire. Quand on voit les assassins qui ne se remettent pas en question face à la douleur des parents, de la famille, on se demande vraiment comment on peut en arriver là. Ce que raconte le film en dehors du récit des derniers jours de la vie du personnage de Brahim (Ihsane dans le film), c’est finalement, la naissance des monstres, comment une société occidentale dite démocratique peut encore construire, nourrir des monstres pareils ? Comment s’opère la bascule ? J’ai un parcours scolaire chaotique, je n’ai pas fait d’école de cinéma, j’étais électromécanicien. Je me demande comment moi je n’ai pas basculé. Et surgit la question de l’éducation qui peut faire la différence. Le titre vient de là, c’est un des assassins, lors du procès, qui a prononcé ces mots : « On n’est pas des animals ». Donc oui la question de l’éducation se pose devant ce genre d’erreur émanant d’un jeune homme de 30 ans qui ne s’en rend pas compte. C’est un fait marquant qu’on ne peut pas oublier.

Hassan Jarfi : J’étais à ce moment-là dans un état de souffrance et de douleur dans cette salle de procès au tribunal. Il y avait la cour, le jury et les assassins. Il y avait devant nous une caisse vitrée avec le pantalon ensanglanté d’Ihsane et des objets lui appartenant. Cette caisse parlait plus que n’importe qui lors du procès. Je connaissais Nabil de nom car toute la famille avait vu son film Les Barons qui était important pour nous. Il est venu se présenter et m’a dit qu’il souhaitait faire un film sur Ihsane. Je lui ai demandé « Qu’est-ce que vous allez montrer ? ». Il m’a répondu : « La violence ». Je lui ai donné carte blanche. C’était comme un grand frère voulant défendre son petit frère. C’était important de montrer où peut conduire la bêtise humaine, de montrer ce que la violence produit. C’est à dire rien de positif. On aimerait dire qu’il y a des gens qui sont homophobes et d’autres qui ne le sont pas mais, parmi les gens qui ne le sont pas, il y a une autre catégorie, ceux qui ont peur de le dire. J’ai fait entièrement confiance à Nabil car il avait compris que l’essentiel c’était cette violence, ici sous couvert d’homophobie, mais ailleurs sous forme de racisme ou d’anti-religion. Ce sont des gens qui avaient soif de violence et qui se sont attaqué à quelqu’un de perçu comme vulnérable : homosexuel, mince, seul et alcoolisé. En le cassant, en le frappant, en le tuant. Ihsane était naïf, il aimait la fête et vivait l’instant présent. Au départ, ils souhaitaient s’attaquer à une fille qu’Ihsane a protégée. Dans le film il manque 40 minutes du calvaire de mon fils, j’aimerais qu’un jour ceux qui ont fait ça nous dise ce qu’ils lui ont fait subir pendant ce trajet en voiture.

Nabil Ben Yadir : Il y a eu un rapport de confiance parce qu’Hassan est aussi un grand cinéphile. Il a aussi écritce poème qu’on a gardé mot pour mot dans le film. Mais il fallait vraiment parler cinéma parce qu’on ne peut jamais être dans une réalité documentaire quand on choisit de raconter une histoire. On frôle le réalisme dans la scène de 9 minutes qui relate le meurtre mais on a quand même filtré les choses. Notre but commun était de ne pas évacuer cette scène.

A quel moment s’est posée la question de la représentation de la violence ?

Nabil Ben Yadir : Dès le départ cette question était présente. Elle a transcendé tout le parcours du film, toute sa fabrication. De l’écriture jusqu’après le montage. Le Covid est arrivé juste après la fin du montage et, forcément, plein de questions ont eu le temps d’apparaître et la tentation de tout changer aussi. Mais il ne fallait pas remettre ça en question. Il a fallu que je tienne, que je n’écoute pas les retours de certains grands festivals qui m’ont demandé de couper, qui ont longuement débattu. Et puis on a pu aussi parfois me reprocher de ne pas faire partie de la communauté LGBT notamment aux Etats-Unis. Hassan a été d’un soutien sans faille en me disant « A quoi va servir le film si on enlève les scènes de violence ? ». En Belgique, de nombreux scolaires ont vu le film et les retours ont été bouleversants. Les mots ne peuvent pas remplacer les images surtout dans cette société qui ne vit que dans l’image, dans la représentation de soi-même. La seule façon de communiquer, notamment avec la jeune génération, c’est l’image. Certains n’ont peut- être jamais lu de livre mais personne n’a jamais vu de film, cela n’existe pas. 

C’est de l’ordre de l’image manquante, de celle qu’on est incapable de former dans son cerveau parce qu’on ne l’a jamais vue…

Nabil Ben Yadir : Oui et que le cerveau refuse même d’imaginer. Et la façon dont c’est filmé est importante :avec les images de téléphone portable, on a l’impression dérangeante que le réalisateur vous abandonne. Cela provoque quelque chose, on n’a plus personne à qui se raccrocher donc cette expérience cinématographique est intéressante, on ne peut pas faire pause, contourner le sujet ou refuser la vérité. On est tous d’accord pour dire que ce qui s’est passé est horrible mais, à la vision du film, certains réalisent vraiment ce qui s’est passé. Et ce qui m’intéresse, c’est la réaction de ceux qui auraient pu être dans cette voiture où tout commence, à la place d’Ihsane mais surtout à la place de ses assassins. Je voulais montrer comment on en arrive à ce point de non-retour. Comment la violence commence par des mots, des insultes qui te réduisent à une partie de ton identité, à une forme d’anormalité. On peut évidemment parler de masculinité toxique mais aussi de cet effet de groupe. Les mots qui reviennent sont là pour prouver aux yeux des autres qu’eux ne sont pas comme lui. La bêtise ne s’explique pas, il n’y a presque plus d’outils pour lutter contre cela, c’est irrécupérable. Et rien de cela ne s’est atténué avec le temps, ces faits augmentent, la société se radicalise. Animals raconte comment la société va dans le mauvais sens. C’est un arbre qui cache une forêt. Le constat reste effrayant. Quand on est au cinéma dans une violence « Tarantinesque », c’est drôle, c’est décalé. Quand on se frotte à la réalité, c’est plus dérangeant, il n’y a plus aucun artifice. Pour moi c’était important d’aller chercher également un public qui ne soit pas militant ou sensibilisé à la lutte contre l’homophobie parce qu’on sait que personne ne ressort du film indemne et que cela peut faire réfléchir. La question c’était « Jusqu’où on peut aller ? ». Et il ne faut pas oublier que ces 9 minutes ont en fait duré 6 heures.

Les choix de mise en scène ont-ils été pensés pour faire réagir le public ?

Nabil Ben Yadir : Chez les jeunes, ce sont beaucoup les filles, de toutes origines, qui prennent la parole après les séances en disant que personne ne mérite ça. Du côté des garçons, on ose moins, on a peur de l’aveu de faiblesse. Et puis ils sont nés dans la violence, avec internet et les réseaux sociaux. Leur rapport à la violence est très différent et le fait d’adopter le point de vue des assassins, c’était une façon de les impliquer. Cette scène est à la fois non-cinématographique puisque filmée avec des téléphones mais c’est en même temps extrêmement cinématographique parce que c’est le cinéma d’aujourd’hui, la façon dont les jeunes se mettent en scène. Cela nourrit le débat. C’était aussi important de ne pas raconter la fin de l’histoire, le procès, cela oblige à aller se renseigner sur la vraie histoire.

Hassan Jarfi : On aurait pu reprocher à Nabil d’avoir tué Ihsane cinématographiquement parce qu’il raconte son assassinat mais non ! Parce qu’à ce moment-là, il laisse les personnages avec leurs téléphones portables, comme une forme de désapprobation. C’est très important. Ces caméras subjectives donnent à chacun la sensation d’être auteurs de ce qui se passe, c’est pourquoi cela créé un sentiment fort, un refus qui fait que de nombreuses personnes sortent de la salle.

Nabil Ben Yadir : Je ne pouvais pas écrire cette scène en la découpant comme un réalisateur le fait. Le modus operandi de donner les clés de ces scènes aux personnages était la seule façon d’approcher le réalisme et d’être au plus proche possible des événements. Techniquement, ils n’avaient aucune indication précise et pouvait couper quand ils voulaient. A la fin, j’avais 5 téléphones devant moi. Le sujet m’a aussi imposé une esthétique, une rigueur. Le choix du 4/3 par exemple s’est imposé directement. J’ai travaillé avec le chef opérateur de Lukas Dhont (Close, Girl) et on a tout de suite décidé de travailler sur des plan-séquences. Et il fallait que la caméra suive Brahim de très près sur la première partie, suivre ses mouvements, ses regards. Je suis producteur du film donc j’ai pu me permettre un grand luxe, celui de répéter énormément, avec tous les figurants, avant de filmer les plan-séquences.

Le film se divise en 3 parties avec un avant et un après, comment cela s’est-il décidé ?

Nabil Ben Yadir : Je voulais d’abord une forme de radicalité dans la narration. Ce que je voulais, c’était que la mort de Brahim ne soit pas la fin mais qu’elle transcende tout le film. On montre au début un anniversaire au début et un mariage à la fin, mariage qui, dans la réalité n’a pas eu lieu le lendemain du meurtre mais la semaine suivante. Ce qui est intéressant, c’est qu’on voit deux familles de classe moyenne et pourtant très différente. Quelque chose de beaucoup plus érudit et aimant du côté de Brahim dans les scènes d’anniversaire de la première partie puis quelque chose de plus violent et conflictuel du côté de Loïc (l’un des assassins, NDLA) dans la scène de mariage finale. Ces deux fêtes montrent deux personnages qui n’ont pas leur place. On découvre les assassins avec le regard de Brahim, quand il entre dans la voiture. Et je voulais représenter l’un des monstres après le drame, dans sa vie quotidienne. Cela pose la question sociologique de la création de ces monstres. Le psychiatre qui a parlé avec les assassins disaient qu’ils n’avaient que 300 mots de vocabulaire et remplaçaient la plupart des verbes par « faire », ce qui n’est pas le cas des protagonistes dans la première partie et de la famille de Brahim. Généralement, au cinéma, c’est un peu le contraire. C’est la vision qu’on a le plus souvent des familles maghrébines alors que là, on a affaire à une famille érudite, cultivée. On comprend que l’éducation est la clé. Et il ne faut pas oublier qu’Ihsane a sauvé une fille. C’est une fille qui devait entrer dans cette voiture. Pour moi, c’est un héros qui sauve une fille et fait partir le danger loin du bar gay. C’est en tout cas ma vision des choses.

Sans spoiler, on peut évoquer le fait que le mariage final revêt un caractère surprenant, est-ce un élément réel ?

Nabil Ben Yadir : Oui, tout est vrai. On ne pouvait pas inventer cela, cela aurait été de la manipulation. Un programmateur de festival m’avait posé trois questions : l’une sur la réalité de ce mariage final, l’autre sur l’accord des parents de la victime et, enfin, l’une sur le respect de l’origine ethnique des assassins. La réponse était oui à chaque fois. Mais le film a fait débat dans ces festivals et certains programmateurs ont menacé de se désolidariser. Je comprends qu’on puisse ne pas aimer le film mais c’est dommage d’en faire un cas de véto personnel. Heureusement, le festival de Gand a tout de suite accepté de programmer le film en première mondiale et on était très content. Le cinéma radical est de plus en plus marginalisé, on a peur du débat.

Hassan, avez-vous vu le film ?

Hassan Jarfi : Non je ne l’ai pas vu mais j’en ai beaucoup entendu parler. Rien que d’entendre Nabil parler d’Ihsane qui entre dans la voiture, je suis encore bouleversé. Je suis incapable de voir le film parce que je ne veux pas imaginer la douleur de mon gamin. Je n’ai pas besoin de regarder le film mais je suis heureux qu’il existe et que le message passe sur la violence, l’homophobie, le racisme et les discriminations. On m’en parle beaucoup, je reçois de nombreux messages. Et je souhaite que le film puisse sortir très bientôt au Maroc, où il faut lutter pour dépénaliser l’homosexualité. Chaque fois qu’une opportunité de témoigner ou de faire avancer les choses se présente, je la saisis.

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